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Mon patron ne comprend pas pourquoi il est un gros riche

Mon patron ne comprend pas pourquoi il est un gros riche

C’est fou ! Charles-Kevin, mon patron, est hyper doué en compta et fiscalité, mais j’ai toute la peine du monde à lui expliquer l’origine de sa fortune. Allez, dernières tentatives !

«Tes collègues et toi, vous me coutez de plus en plus cher.
– Charles-Kevin, combien de fois devrais-je vous le dire: le seul qui coûte aux autres ici, c’est vous. Pourquoi pensez-vous que vous êtes un gros riche ?
– C’est la faute au ministre Reynders, ça ! S’il n’avait pas augmenté la déductibilité des frais de restaurant…
– Je parlais surtout de la grosseur de votre fortune…
– Et moi, je parle surtout de la grosseur des charges qui pèsent sur mon entreprise.
– Vous, vous avez encore été sur le site de la FEB. Je vous l’ai déjà dit: ce n’est pas comme cela que vous arriverez à comprendre le fonctionnement réel de l’économie.
– Ben, explique-moi, alors.
– OK, mais c’est la dernière fois. J’ai du travail, moi !»

1re tentative: l’affiche au mur

«Dites-moi, Charles-Kevin, quand un client vient faire réparer sa voiture dans votre garage, combien paye-t-il pour une heure de main-d’œuvre ?
– Tu le sais bien, c’est affiché au mur: 62 euros.
– Et quel salaire horaire nous payez-vouspour mettre les mains dans le cambouis ?
– Ben, comme prévu dans la commission paritaire: 11,46 euros. Mais j’ai plein d’autres charges: l’outillage, le chauffage…
– Ah, vous chauffez l’atelier, je n’avais pas remarqué.
– … l’électricité, les intérêts des prêts à la banque et tout le reste.
– Et combien valent toutes ces charges si vous les divisez par le nombre d’heures que nous effectuons ?
– Mais bon sang, que veux-tu que j’en sache ?
– Je pensais que vous étiez un as de la comptabilité. J’ai fait le calcul pour vous: toutes ces charges représentent 38,50 euros par heure prestée. Si on ajoute notre salaire de 11,46 euros, cela fait un total de charges de près de 50 euros.
– Tu vois que c’est énorme !
– Sauf que vous empochez 62 euros. Sans même compter la marge que vous prenez sur les pièces, cela vous fait un bénéfice de 12 euros sur chaque heure de travail. Vous voyez où je veux en venir.
– Alors là, pas du tout !»

2e tentative: la pince à escargots

«Je veux vous montrer qu’à part les produits de la nature, toute richesse vient du travail des hommes.
– Et des femmes ! C’est Nathalie qui s’occupe du secrétariat et de la comptabilité.
– Très juste, Charles-Kevin. Venant de vous, c’est même surprenant.
– Et du travail du patron !
– Le… vôtre ? Vous appelez «travailler» le fait de nous surveiller à longueur de journée et d’aller au resto avec les fournisseurs ? Admettons. Mais cela confirme ce que je dis: la richesse provient du travail. Et si vous avez dix fois plus de travailleurs, vous aurez dix fois plus de profit.
– Tu oublies une chose, petitmalin: ce travail, c’est moi qui vous le fournis. Sans patron, pas d’activité économique.
– Moi, je vois plus facilement le garage fonctionner sans patron que sans ouvriers. Vous les répareriez comment, les voitures ? Avec la pince à escargots que vous maniez le midi ? Un conseil, Charles-Kevin, évitez de mélanger l’huile moteur et le beurre à l’ail.
– Je veux dire qu’en créant cette entreprise, c’est moi qui supporte le risque financier, pas vous.
– Et que risquez-vous donc, Charles-Kevin ?
– Je risque de perdre tout le capital que j’ai investi.
– Ah oui, je vois à quel point ce serait atroce: dépourvu de tout patrimoine, vous seriez contraint de travailler. Comme nous. Le bon côté des choses, Charles-Kevin, c’est que vous commenceriez enfin à produire réellement des richesses…»

3e tentative: pièces d‘or et brocoli

«Ce capital, c’est mon regretté père, Hyppolite-Dylan, qui me l’a transmis.
– Rappelez-moi: il était mineur ou maçon ?
– Il a certes fréquenté une loge maçonnique, mais c’est surtout son génie de la spéculation qui lui a permis de faire fructifier le patrimoine familial. L’argent a fait des petits. C’est tout un art, tu sais…
– Vous pensez réellement que la spéculation crée des richesses ?
– Bien sûr, c’est ce qu’on appelle la création de valeur. Si ton portefeuille d’actions passe de 10 millions à 30 millions, tu as créé une valeur de 20 millions.
– Mais quelle réalité se cache derrière cet argent ?
– Au verso des billets ? C’est le même montant !
– Imaginez que cent personnes, dont votre père spéculateur, échouent sur une île déserte. La seule production de ces hommes est le brocoli: ils en cultivent 10000 kilos par an et se le vendent au prix d’une pièce d’or pour dix kilos. La valeur monétaire de la production annuelle est donc de 1000 pièces d’or. Si votre père spécule sur la découverte de l’or et qu’il trouve 1000 nouvelles pièces d’or dans une malle aux trésors échouée sur la plage…
– Mon père n’a jamais aimé les chasses au trésor !
–… il possède la moitié de la masse monétaire (1000 des 2000 pièces d’or). Une pièce d’or vaut désormais 5 kilos. Votre père peut donc s’offrir la moitié de la production de brocoli, soit 5000 kilos.
– Mon père n’a jamais aimé le brocoli !
– L’enrichissement spéculatif de votre père n’est donc pas une création de richesses, mais un transfert de richesses. On ne produit pas plus de brocoli qu’avant, mais votre père accapare ceux des autres. Pas de richesse sans travail. Vous voyezce que je veux dire ?
– Tu parles. Il les a bien niqués, papa !»

4e tentative: la mortadelle

«Bon, concentrez-vous Charles-Kevin. Vous avez compris que c’est vous qui nous coûtez cher et non l’inverse ?
– Écoutez-moi ça ! Au fait, tu ne m’as encore payé mon salaire, ce mois-ci ! Ha ha ha…
– Votre salaire, je vous le paye chaque heure que je travaille.
– Hein ?
– Avec les 11,46 euros que vous me payez par heure, je peux m’acheter un kilo de mortadelle. Or, il ne faut qu’une demi-heure pour produire un kilo de mortadelle.
– Ah bon, je te paie deux fois trop, alors…
– Non, parce que comme le patron de l’usine de mortadelle, vous revendez l’heure de travail de vos ouvriers deux fois plus cher. Vous touchez l’équivalent de deux kilos de mortadelle et vous avez l’extrême bonté de nous en reverser un kilo.
– Relis ton contrat de travail, mon garçon: chaque heure que tu travailles, je te la paye.
– Relisez votre comptabilité. Vous verrez un poste intitulé “bénéfice”. Il correspond aux heures de travail que vous ne nous avez pas payées. Vous vivez aux crochets de vos vingt ouvriers. Chacun d’eux travaille gratuitement pour vous offrir quatre kilos de mortadelle par jour.
– Ouaiset alors ?
– Et alors ? Voyons, Charles-Kevin, si vous absorbez 80 kilos de mortadelle par jour, comment voulez-vous qu’on ne vous traite pas de gros riche ?»

Marco Van Hees
Publié dans Solidaire le 21 décembre 2010

29.12.2010. 09:55