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Télémoustique
Les Boël. Une famille scandaleusement riche
© Télémoustique , 28/09/2006
En transformant son royaume sidérurgique en un empire financier, la
discrète famille Boël est devenue une des plus riches de Belgique. Un
livre-enquête révèle qui sont ces Boël et, parfois moins avouable, comment
ils sont devenus richissimes…
Pour vivre très riches, vivons cachés. Chez les Boël, on a appliqué ce
précepte à la perfection, ou presque. Connu par les boursicoteurs et quelques
milliers de chômeurs de La Louvière, le nom des Boël est subitement devenu
célèbre dans toute la Belgique lorsqu'une certaine Delphine, fille d'un
certain Albert II, est apparue dans la rubrique "accident de parcours dans
la haute noblesse belge". Mais, hormis cet épisode people, la culture du
secret a toujours été scrupuleuse pour les héritiers de Gustave Boël,
capitaine d'industrie sidérurgique dans la région du Centre.
C'est cette discrétion mêlée d'un flair financier et d'une certaine
froideur sociale qui a permis à ces barons de l'acier de se transformer en
empereurs de la haute finance belge et internationale, façon Albert Frère. Les
petits secrets des Boël seront pourtant moins opaques la semaine prochaine,
quand sortira le livre-enquête de Marco Van Hees, La Fortune des Boël.
Diplômé en sciences politiques de l'ULB, devenu contrôleur des impôts, ce
Bruxellois habite à La Louvière depuis six ans. A force de rencontres, de
lectures, puis d'investigations, il a pu révéler la méthode Boël.
L'histoire débute à La Louvière, quand Gustave Boël hérite en 1880 des
Etablissements métallurgiques Boucquéau à la mort de son patron, sans enfant.
Ce qui deviendra les Usines Gustave Boël sera durant plus d'un siècle le
berceau de l'enrichissement des Boël. Très tôt, Gustave diversifie ses
activités : il lance d'autres usines métallurgiques (à Charleroi, à
Braine-le-Comte), investit dans des charbonnages ou dans le verre (les Glaces de
Moustier-sur-Sambre qui, après fusions, deviendront Glaverbel). A sa mort en
1912, un de ses fils, Pol-Clovis Boël, poursuit la diversification. Il se lance
notamment dans la chimie avec la Safea (engrais azotés) et investissant dans
l'Union Chimique Belge (UCB) de la famille Janssen et dans l'empire Solvay.
Et puis surtout, en 1928, en parallèle aux usines, les Boël créent une
entité financière : l'Union financière Boël, ancêtre des holdings
financiers de la famille (Sofina, Henex, Moustier, toutes cotées en Bourse) qui
sont aujourd'hui les moteurs de l'immense fortune des Boël. C'est dans
l'entre-deux-guerres que les Boël prendront pied dans la haute finance, en
entrant à la Banque de Bruxelles ou à la Société Générale. Durant sept
décennies, les énormes bénéfices dégagés par les usines seront injectés
dans cette entité financière qui place ses billes dans des sociétés où les
Boël deviennent le plus souvent administrateurs.
En 1929, le roi a aussi octroyé le titre de baron à Pol-Clovis. Ce qui
n'est pas un détail. Grâce à ce titre de noblesse, la famille Boël va
pouvoir réaliser des unions matrimoniales, disons ciblées. A l'époque, la
noblesse détient encore le gros du pouvoir économique et politique (qui se
confondent souvent). Or chez ces gens-là, on préfère se marier entre soi. Ces
alliances matrimoniales très "patrimoniales" feront du clan Boël un
arbre à six branches principales: les Boël eux-mêmes, les Janssen, les Goblet
d'Alviella, les Emsens, les Feyerick et les Grutering. A ces branches majeures
viendront se greffer - toujours par mariages - une série d'autres familles
quasiment toutes nobles et si pas, très riches : les Solvay, les d'Oultremont,
les de Jonghe d'Ardoye, les Davignon, les Bracht, les Tesch, les de Meeûs
d'Argenteuil...
Une toile d'araignée familiale qui donne le tournis financier. Dans le Top
20 des familles les plus riches de Belgique publié en 2005 par le magazine
Trends-Tendances, on trouve, outre les Boël (12e au classement), quatre autres
familles qui ont des liens matrimoniaux avec les Boël : les Solvay (2), les
Emsens (7), les Janssen (10). Les Boël sont également actionnaires et
administrateurs dans les sociétés de quatre autres richissimes familles belges
: Colruyt (4), Eternit (S), Delhaize (11) et Lippens (17). Sept familles du Top
20 belge "unies" aux Boël par des liens matrimoniaux et/ou financiers
!
En 1999, les Usines Gustave Boël sont reprises par Duferco, ce qui met un
point final à toute activité sidérurgique et industrielle de la famille
Boël. Avant cela, ventes et fermetures s'étaient succédé à un rythme
effréné, en faisant d'énormes dégâts sociaux : 3.000 emplois rien qu'à
l'usine de La Louvière. Et des dégâts environnementaux : les Boël ont
laissé des friches industrielles ultrapolluées.
Le patriarche, Pol Boël, 80 ans, est aujourd'hui le seul Louviérois de la
famille. Domicilié dans son château, il siège encore au Conseil communal de
La Louvière. Le 8 octobre, il "poussera" la liste MR. Mais le
véritable patron actuel de l'empire Boël est Richard Goblet d'Alviella, un
ex-banquier. Ce qui donne une idée de ce qu'est l'actuelle galaxie Boël : un
groupe financier qui fait fructifier ses participations dans une constellation
de sociétés via son principal holding, la Sofina.
Une occupation bien plus lucrative que l'activité industrielle : la fortune
boursière des Boël est aujourd'hui estimée à 818 millions d'euros ! De 2000
à 2005, ce pactole a grossi de 126 millions d'euros, soit près de 5,1
milliards de francs belges ! Pour avoir une idée de la puissance de la famille
Boël, il suffit de citer quel-ques-unes des sociétés dans lesquelles les
Boël détiennent des participations et, le plus souvent, des sièges
d'administrateurs : Danone, Suez, Colruyt, Delhaize, Eternit, UCB, Solvay,
Belgacom, Total, Dexia, Fortis, Heineken...
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Pourquoi ce livre sur les Boël ?
Parce que j'ai été frappé par le contraste entre le délabrement social de
La Louvière et le fait qu'une des plus riches familles de Belgique s'est
enrichie au départ de son activité dans cette ville. Les Boël, c'est un peu
la famille type du capitalisme le plus brutal, qui s'est enrichie sur le dos des
travailleurs et de la collectivité, puis est partie avec son magot. Mais
j'aurais pu faire le même livre sur Albert Frère...
Les Boël, écrivez-vous, ont une "immense dette sociale". Mais
ils ont fourni de l'emploi à des milliers de gens...
C'est l'éternelle question : les Boël ont-ils fait vivre les travailleurs
ou les travailleurs ont-ils enrichi les Boël ? Mon livre montre que la
deuxième thèse prend largement le dessus. Gustave Boël était un capitaine
d'industrie plutôt éclairé. Mais il ne faut pas s'y tromper : lui et ses
successeurs exploitaient les ouvriers parfois de façon éhontée. Les Usines
Gustave Boël ont réalisé de plantureux bénéfices, qui ont surtout servi à
bâtir leur immense fortune. Grâce à cela, ils ont aussi acquis un patrimoine
immobilier phénoménal (voir encadré). De 1928 au milieu des années 90, les
Boël n'ont pas réinvesti un franc de leur gigantesque fortune dans leurs
usines, qui devaient s'autofinancer. Pourtant, à certains moments, c'aurait
été nécessaire pour moderniser certains outils et préparer le futur. Non.
Ils licenciaient ou fermaient plutôt que de toucher un peu à leur argent. Avec
les Boël, c'était à sens unique: ils devaient être super-gagnants. Toujours.
Devaient-ils continuer d'investir dans une sidérurgie en plein déclin
?
S'ils voulaient se retirer de ce secteur, vu ce que la sidérurgie leur a
rapporté durant un siècle, ils auraient pu réinvestir dans d'autres secteurs
modernes et créateurs d'emplois en Wallonie. Ils ne l'ont pas fait. Pas plus
qu'Albert Frère. Ils ont tout mis dans la finance. Maintenant, ils peuvent se
retirer du jour au lendemain d'une société où ils sont actionnaires. Ils ont
tous les avantages. Si ça ne rapporte pas assez, ils s'en vont. Et continuent
de provoquer des drames sociaux. Quand Danone, en France, ferme une usine
ultraperformante pour la délocaliser là où la main-d'œuvre est moins chère,
les Boël y sont pour quelque chose : ils siègent au conseil d'administration.
Vous parlez d'exploitation. Jusqu'où allait-elle ?
La fortune des Boël s'est construite grâce à la sueur des ouvriers mais
aussi avec leur sang. Dans le milieu sidérurgique, les Usines Gustave Boël
avaient un surnom : "Boël la sanglante". A une époque, il y avait
des accidents graves tous les jours. Et les morts n'étaient pas rares. Les
mesures de sécurité coûtaient de l'argent et du temps de travail, ce qui
aurait réduit les bénéfices de la famille Boël. Et je ne parle même pas des
maladies que les poussières provoquaient dans leurs cokeries. Elles n'étaient
pas reconnues comme telles.
L'exploitation continue, notamment au Congo ?
La famille Boël est actionnaire de Finasucre, un holding dominé par la
famille Lippens, active dans le sucre en Belgique et ailleurs. Au Congo, ils ont
une plantation de canne à sucre où ils utilisent des saisonniers qui sont
payés à peu près un euro par jour ! Et pour ça, ils doivent couper à peu
près 5 tonnes de canne en une journée ! Ça s'appelle de l'esclavagisme.
Vous mettez également en cause l'attitude de la famille Boël durant la
guerre...
Pas durant la guerre 14-18. Là, l'usine a été démantelée par les
Allemands. Ce qui permettra aux Boël de bénéficier après la libération des
fonds de reconstruction de l'Etat et d'avoir une toute nouvelle usine en 1920.
Mais lors de la Deuxième Guerre, ils ont fait double jeu, une sorte de
"collaboration prudente". D'un côté, un des frères Boël était
dans le gouvernement belge en exil. Mais de l'autre, l'usine fournissait
l'Allemagne nazie. J'ai découvert un document qui prouve qu'un des frères
Boël a soutenu financièrement le parti rexiste à La Louvière.
Les Boël se sont enrichis sur le dos de la collectivité, dites-vous.
Comment ?
Grâce aux fonds publics que l'Etat injectait par milliards dans la
sidérurgie. Albert Frère doit beaucoup de sa fortune à ces aides publiques,
dont la plus grosse partie allait à Cockerill-Sambre. Durant la grande crise
sidérurgique des années 80, les Usines Boël allaient moins mal et ont donc
moins bénéficié de ces fonds. Mais ils se sont rattrapés grâce à
Boëlinvest. C'était un fonds alimenté par l'Etat, qui devait servir à la
reconversion industrielle de la sidérurgie. Les Boël ont fait ce qu'ils
voulaient de Boëlinvest. Ces fonds n'ont pas du tout été utilisés pour la
reconversion mais pour faire fructifier leurs avoirs.
Et la collectivité continue de "payer" les Boël ?
Oui, parce qu'ils ont laissé de nombreuses friches industrielles. Par
exemple, la Safea, à La Louvière. Une usine d'engrais qu'ils ont fermée en
laissant tout: bâtiments désaffectés et sol extrêmement pollué. C'est la
Région wallonne, via la Spaque (Société publique d'aide à la qualité de
l'environnement), qui assainit le site pour 10 millions d'euros. Payés par le
contribuable! Dans certains cas, on évite d'appliquer le principe du
pollueur-payeur. On peut opposer cette dette sociale et environnementale au fait
que, pendant un siècle, la famille Boël a bénéficié
"gratuitement" des infrastructures payées par la collectivité: les
canaux et les lignes de chemin de fer entrent carrément dans les usines, à La
Louvière. C'était justifié par l'activité économique mais, encore une fois,
c'est à sens unique.
Ce qui est frappant chez les Boël, c'est cette obsession du mariage
"intéressant", si possible avec des nobles.
Oui, dans ce domaine, ils ont atteint une sorte de perfection. Ça frise
parfois la consanguinité. C'est d'ailleurs une assez "petite"
famille. Le noyau des Boël, c'est une vingtaine de personnes. Les héritiers
d'Ernest Solvay sont quatre mille!
Les Boël ont aussi toujours été présents en politique... Et ils ont
occupé des postes importants à l'Université libre de Bruxelles et dans les
loges franc-maçonniques. En politique, comme élus du parti libéral, ils
étaient conseillers communaux ou bourgmestres (à La Louvière ou
Court-Saint-Etienne), sénateurs ou même ministre et gouverneur du Congo. Les
Boël ont toujours veillé à être des deux côtés du pouvoir : l'économique
et le politique. Ce qui pose question sur l'indépendance des politiques par
rapport à ces gens qui tiennent les leviers financiers de la Belgique. Quand on
voit qu'Albert Frère a invité le ministre des Finances, Didier Reynders, dans
sa villa de Marrakech...
Peut-on dire que votre livre décrit une partie du mal économique wallon
?
La Sofina des Boël est le troisième holding de la Bourse de Bruxelles
derrière GBL et la CNP où on retrouve chaque fois Albert Frère. En fait, ce
sont les restes très juteux de la Société Générale démantelée. Ensem-ble,
ils détiennent donc d'énormes leviers de pouvoir financier. Mais tant les
Boël que Frère ne créent plus aucune activité alors qu'ils se sont d'abord
enrichis en Wallonie, qui aurait bien besoin d'investissements. Leur seul but
est de faire fructifier leurs fortunes. Avec Albert Frère, on assiste même à
du surréaliste. Il vient de revendre ses parts du groupe Bertelsmann et de
toucher 4 milliards d'euros de liquidités! Eh bien, il ne sait qu'en faire...
La fin de votre livre est un plaidoyer pour un impôt sur la fortune, qui
n'existe pas en Belgique.
L'impôt sur la fortune serait une manière de rembourser au moins un tout
petit peu cette dette sociale immense que des familles comme les Boël ont
vis-à-vis de la Belgique. D'un côté, les pouvoirs publics ne savent pas
comment financer les dépenses sociales. De l'autre, certains se demandent ce
qu'ils vont faire de 4 milliards d'euros ! J'ai fait un calcul révélateur.
Avec un impôt de 2 % sur la seule fortune des Boël - taux qui se pratique dans
les pays voisins - on pourrait rénover 500 logements par an à La Louvière.
Que dire de plus ?
Vincent Peiffer
© Télémoustique , 28/09/2006
20.06.2008. 17:01
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