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Quand le ministre des Finances «parle à l’oreille
des riches»…
Le livre qui égratigne Didier Reynders
Marco Van Hees est journaliste. Mais il est aussi fonctionnaire au
ministère des Finances. Dans un livre-choc (*), très documenté, il passe au
crible la politique de son «patron», Didier Reynders. Il démystifie sa
réforme fiscale qui a peu profité à la population, mais « favorise
principalement les plus nantis ». Il critique sa «passivité presque
militante vis-à-vis des grands fraudeurs».
Ce livre est tout le contraire d’un pamphlet enflammé. L’auteur, Marco
Van Hees, passe en revue les huit années du ministre libéral Didier Reynders
au cabinet des Finances (1999-2007). Il évalue les conséquences de son action
pour la population, les entreprises, les grosses fortunes et les fraudeurs.
Soucieux de permettre à son lecteur de comprendre une matière fiscale aride et
pas toujours très transparente, l’auteur émaille son propos de nombreux
tableaux et exemples chiffrés.
Sa démonstration, didactique, démolit le mythe d’une réforme fiscale qui
aurait profité équitablement au plus grand nombre. « Le bilan est fabuleux,
écrit-il… pour certains. Reynders prétend qu’il a réduit la pression
fiscale. Pour les plus nantis, c’est clair. Mais pour le commun des
contribuables, les chiffres sont loin d’en attester ».
La pression fiscale n’a pas baissé
Soulignant la proximité de Didier Reynders avec les grands patrons – un
point commun avec son ami Nicolas Sarkozy – l’auteur explique que le
ministre « a un faible pour les rois de l’industrie et de la finance. Il est,
pour eux, un Saint Nicolas déguisé en Père Fouettard. A condition d’être
fortunés, ses ‘clients’ sont rois ». D’emblée, Marco Van Hees bouscule
le politiquement correct : contrairement aux discours du Ministre des Finances
– et de ses partenaires socialistes au gouvernement – la pression fiscale n’a
pas réellement diminué, explique-t-il.
« Les faits sont têtus. En 1999, date à laquelle les libéraux accèdent
au gouvernement et Reynders aux Finances, les recettes fiscales atteignaient
30,4% du PIB. En 2005, dernière année disponible, elles s’élevaient à
30,9% du PIB… En fait, parmi les recettes de l’Etat un seul poste diminue, c’est
celui des cotisations sociales, qui passent de 14,3 à 13,9% du PIB. Pas
étonnant, vu les réductions à répétition sur les cotisations dites
patronales (qui représentent en fait le salaire indirect des travailleurs) ».
La pression fiscale n’a donc pas diminué globalement pour la population.
Pourtant, le ministre des Finances, c’est une évidence que même ses plus
tenaces adversaires n’oseraient contester, a été hyperacytif durant deux
législatures. « C’est que le nombre de mesures semble aussi important
que leur impact est limité, commente Marco Van Hees. Le ministre stakhanoviste
a pondu beaucoup de « mesurettes fiscales », comme le crédit d’impôt,
transformé en « bonus emploi », une réduction des cotisations sociales
personnelles pour les bas salaires, dont le montant a été fixé à seulement
120 euros par an.
Ces mesurettes sont souvent peu lisibles, incompréhensibles au commun des
mortels et « même les agents du fisc ont du mal à s’y retrouver ». Ce qui
n’est pas une mesurette, par contre, ce sont les réformes qui ont permis aux
contribuables les plus aisés de payer moins d’impôts. « Pour les hauts
revenus, la réforme de Renders est simple : il a supprimé les tranches de
revenu taxées à 52,5% et 55%. Pour un haut revenu, cela signifie que tout ce
qui dépasse 31.700 euros n’est plus taxé qu’à 50% alors que selon les
anciens taux, une partie aurait été taxée à 50%, une autre à 52,5%, une
troisième à 55% ».
« Quelle est la valeur du cadeau que s’est octroyé Didier Reynders ?»,
se demande Marco Van Hees. « Sachant que son salaire de ministre dépasse les
200.000 euros brut par an, sa réforme fiscale lui rapporte chaque année plus
de 5.800 euros ». Pas mal. Et à mettre en parallèle avec les 120 euros
récoltés par les contribuables les moins aisés. « Evidemment, ajoute Van
Hees, l’avantage est encore plus important pour quelqu’un comme Jean-Paul
Votron, l’administrateur-délégué de Fortis et son salaire annuel de 2,735
millions d’euros. Tous les ans, c’est un chèque de 121.00 euros que
Reynders lui offre avec l’argent des contribuables ».
Progressivité de l’impôt… à l’envers
Van Hees estime que « la véritable question est celle de la progressivité
de l’impôt. Cette progressivité garantit la justice fiscale : les hauts
revenus payent un taux d’impôt plus élevé. Ce qui permet aux autres de
payer moins ». Selon l’auteur, l’action de Didier Reynders aboutit à
détricoter ce système de redistribution relative des richesses via l’impôt.
« Quand il parle de ‘réduire les impôts’, Reynders entend ‘réduire la
progressivité des impôts’ ». Et il rêve d’aller plus loin. En faisant en
sorte qu’il n’y ait plus que trois taux d’imposition à terme (il y en
avait sept, il en reste cinq aujourd’hui). Son projet : « Des taux à l’impôt
des personnes physiques de 25%, 35% et 45% ».
« Gageons que l’administrateur délégué de Fortis n’y verrait rien à
redire… », ironise Marco Van Hees. Le patron du MR « applique la
progressivité de l’impôt, à l’envers ». Démonstration chiffrée à l’appui,
l’auteur compare la situation de Joe, un salarié ordinaire, à celle de
Charles-Henri, son patron. Après calculs, « Joe paye 51,24% de taxes sur ses
revenus et Charles-Henri à peine 5,28% ».
Autre reproche : le ministre des Finances fait preuve d’une imagination
débordante pour sauver – malgré la condamnation des instances européennes -
les centres de coordination qui « permettent aux multinationales de pratiquer
une véritable fraude légale ». Ces centres sont des entreprises appartenant
à un groupe multinational et qui exercent pour celui-ci des activités
administratives et surtout financières : ils jouent « en quelque sorte le
rôle de banquier du groupe ».
En 1982, bien avant donc l’époque Reynders, le gouvernement, par pouvoirs
spéciaux, a offert une exonération fiscale presque totale à ces centres, dans
l’espoir d’attirer en Belgique les quartiers généraux des multinationales.
« La condition relative à l’emploi, note Van Hees, est maigre », puisque le
centre, pour être reconnu comme tel « doit occuper au moins…dix équivalents
temps plein ».
Si l’impact en termes d’emplois de ce « régime fiscal unique de la
Belgique » est relativement négligeable, qu’en est-il du manque à gagner
global pour l’Etat ? Il est « effarant », explique Van Hees, qui évoque «
une fraude légale de 2,08 milliards d’euros ou 84 milliards de FB. A titre de
comparaison, cela représente presque la moitié des allocations versées en un
an à l’ensemble des chômeurs complets du pays ». Il évalue le taux d’imposition
moyen des centres de coordination – il y en a à peu près 200 – à …
1,36%. « Et certains d’entre eux ne payent même que 0,01 ou 0,03% ».
Les simples contribuables financent… le ciel
En 2001, l’Union européenne a obligé la Belgique à supprimer, au plus
tard en 2010, ces centres de coordination, dont le régime a été jugé
discriminatoire. C’est ici qu’intervient Didier Reynders qui, précise Van
Hees, « a lui-même été administrateur du centre de coordination du groupe
Carmeuse » qui « en 2005, a payé 155.000 euros d’impôts sur un bénéfice
de 18,35 millions, ce qui fait un taux d’imposition de … 0,8% ».
Le ministre des Finances libéral « cherche des aménagements qui
permettraient d’assurer la survie des centres de coordination », sans subir
les foudres de l’Europe : ce sera « une invention tout aussi surprenante, les
intérêts notionnels : la possibilité pour (toutes) les entreprises de
déduire un intérêt fictif proportionnel à leurs fonds propres. Il n’y a
donc plus de discrimination. Et comme les centres de coordination ont d’importants
fonds propres, leurs intérêts sont préservés ». Le tour est joué, pour
Didier Reynders : « L’Europe interdit de conserver les centres de
coordination ? Au lieu de supprimer le système, il l’étend à tout le monde…
Bref, il a remplacé un cadeau par un autre, encore plus important ».
Van Hees cite le journal De Tijd, pour qui les intérêts notionnels
sont un « cadeau du ciel » pour les entreprises. « Le problème, ajoute-t-il,
c’est que ce sont les simples contribuables qui financent le ciel ». Et de
citer le cas de l’usine VW de Forest, dont le centre de coordination a
bénéficié de 706 millions d’euros de réduction d’impôt : « A la
lumière du cas VW, le bilan de ces centres est affligeant : après avoir pompé
le fisc pendant vingt ans, la multinationale a pu annoncer une quasi-fermeture
sans que ce gigantesque cadeau ne soit remis en question ».
Didier Reynders a bien travaillé pour accélérer la diminution de l’impôt
sur les sociétés. Cet impôt est passé successivement de 45% en 1996, à 43%,
puis 41%, puis 40,17%, puis 33,99%. « C’est le taux nominal, le taux
affiché. Mais le taux réel, - l’impôt effectivement payé par rapport au
bénéfice – n’était que de 23,9% en 2001, selon le calcul effectué par le
Soir. Et ce taux est encore bien moindre dans certains secteurs : 2,3% pour les
holdings, 3,1% pour l’eau et l’électricité, 8,5% pour les banques et
compagnies d’assurance… ». Si l’on additionne toutes les déductions
fiscales, «plus de la moitié des bénéfices sont donc non taxables ».
Commentaire de Marco Van Hees : « En fait, le gouvernement belge est engagé
dans une sorte de ’Capital Academy’, dont le gagnant serait celui qui fait
les plus beaux cadeaux aux grands groupes internationaux… Une récente étude
de la Confédération internationale des syndicats libres estime que si les ‘réductions
de l’impôt sur les sociétés, dans les pays de l’OCDE et dans les autres,
se poursuivent à l’avenir, les taux d’imposition seront proches de zéro
vers le milieu du siècle’. Didier Reynders semble déterminé à être le
premier à passer la ligne d’arrivée ».
L’administration fiscale en pagaille
Marco Van Hees pointe également un cadeau paradoxal que Didier Reynders a
fait approuver par le gouvernement en octobre 2006 : les entreprises ont
bénéficié, en 2007, d’une réduction d’impôts sur leurs réserves …
immunisées. Il constate sa volonté jamais démentie de « chérir les grosses
fortunes », en s’opposant à tout impôt sur les grosses fortunes, à toute
taxation des plus-values boursières, à toute remise en cause du statut de
paradis fiscal de la Belgique, que « les grosses fortunes et les
multinationales n’apprécient pas que pour nos bières et nos frites ». Sa
bienveillance pour les contribuables les plus aisés prend parfois une tournure
déroutante.
Ainsi, cette anecdote rappelée par l’auteur, à propos de la taxation des
« bonis de liquidation ». « Ces bonis représentent le gain éventuel que
touchent les actionnaires lors de la liquidation d’une société. Pour vendre
sa réforme fiscale réduisant le taux d’imposition des sociétés, Didier
Reynders avait adopté, en contrepartie, des mesures de compensation
budgétaire. Dont l’instauration d’un précompte mobilier de 10% sur les
bonis de liquidation, jusque-là non taxés ».
Dans l’hebdomadaire financier Trends-Tendances, Didier Reynders « n’a pu
s’empêcher de montrer comment ‘échapper à cet impôt, ou du moins comment
en limiter les effets. C’est pourquoi le ministre a fait savoir que la
solution consiste à faire apport des actions de la société dans une société
holding. Il faut ensuite attendre trois ans. Après quoi, on peut procéder à
la distribution. Quasiment en exonération d’impôt ». Commentaire ironique
de Marco Van Hees : « On connaissait les pompiers pyromanes. Voici le ministre
des Finances qui donne des trucs pour échapper à l’impôt… ».
Mais Marco Van Hees réserve ses flèches les plus cruelles pour la «
passivité presque militante » de Didier Reynders vis-à-vis des grands
fraudeurs (lire aussi p.15). Une « passivité » qui coûte cher : « La fraude
fiscale cause au Trésor belge une perte de recettes estimées à 30 milliards d’euros.
Soit environ 7.000 euros par ménage, chaque année ». « La fraude fiscale est
le plus rentable de tous les jeux de hasard », analyse Marco Van Hees. Il passe
en revue une série de méga-affaires, concernant la KB-Lux, les sociétés de
liquidité et quatorze banques ayant abusé de façon frauduleuse de la «
quotité forfaitaire d’impôt à l’étranger » (QFIE), une disposition
fiscale dont le but est d’éviter une double imposition de certains revenus
mobiliers perçus à l’étranger. Bilan de ces affaires : « Des inculpations
par dizaines, des années d’enquête pour rien, ou presque…
Les gros fraudeurs courent toujours. Et c’est l’Etat qui trinque. Nous
tous, en fait ». Et d’ironiser sur la politique d’Hervé Jamar (MR), le
secrétaire d’Etat adjoint à Didier Reynders pour « la lutte contre la
fraude fiscale » : « Son action la plus significative a consister à lancer l’Opération
Tam-Tam contre les phone-shops. Voilà le centre mondial de la fraude
internationale ! ». Dernier reproche, enfin, Didier Reynders « néglige l’administration
fiscale » : ses effectifs fondent, son informatique laisse à désirer, son
management est déficient, les restructurations n’en finissent pas.
« Le ministère des Finances saboté, au moins passivement, par son
dirigeant suprême ? L’affirmation est osée, conclut Marco Van Hees. Mais
dans des formulations plus ou moins soft, c’est une idée que beaucoup de
fonctionnaires de ce département partagent. Il est vrai que cette attitude
serait fidèle à sa ligne de conduite sur le terrain de la législation
fiscale, qui favorise principalement les plus nantis et les grandes entreprises
».
Le livre Didier Reynders, l’homme qui parle à l’oreille des riches,
égratigne durement le ministre des Finances. C’est en fait toute la
philosophie de son action – en ce compris sa volonté de rendre du pouvoir d’achat
au plus grand nombre en diminuant les impôts – qui est remise en cause. Pour
étayer sa thèse – la politique fiscale de Reynders creuse les inégalités -
l’auteur privilégie les exemples concrets aux envolées lyriques et
idéologiques. Le propos n’en est que plus porteur.
Claude Demelenne
© Le Journal du Mardi
20.06.2008. 17:07
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